La mort de Cornelius Castoriadis

René Barbier (Université Paris 8)

Castoriadis est mort à soixante-quinze ans, en décembre 1997 . Je le savais malade et relativement âgé mais son décès m’a touché parce qu’il fut, pour moi, sans être véritablement un intime, un maître à penser. J’ai consacré un chapitre complet à sa théorie de l’imaginaire dans un livre récent (L’Approche Transversale, l’écoute sensible en sciences humaines, Anthropos, 1997).
J’ai eu plusieurs fois l’occasion d’exposer sa vision du monde, notamment dans sa partie la plus ontologique. J’avais beaucoup de questions à cet égard. Sans doute suis-je trop proche d’une conception philosophique orientale pour laquelle, justement, le concept semble “l’artisan d’une fuite” comme dit Yves Bonnefoy.
J’ai aimé chez Castoriadis le sens de la lutte pour l’autonomie qui conduit au sens de la responsabilité et de l’engagement. Au fil du temps, il a su cerner l’importance d’une écologie politique. Sur le plan éducatif il a bien vu la caractère essentiel de l’amour dans la relation pédagogique et la nécessité de passer par une approche multiréférentielle pour en comprendre la nature profonde.
Quels sont les points que je retiens de sa philosophie de la vie et dont je me suis imprégné dans ma théorie de l’Approche Transversale ?
Pour Castoriadis, “l’humanité émerge du Chaos, de l’Abîme, du Sans-Fond. Elle en émerge comme psyché : rupture de l’organisation régulée du vivant, flux représentatif/affectif/intentionnel, qui tend à tout rapporter à soi et vit tout comme sens constamment recherché” (Domaines de l’homme. Carrefours du labyrinthe II” Seuil, 1986, p.364). Mais ce Chaos/Abîme/Sans-fond reste toujours présent quoique dissimulé au sein de l’être humain, tant sur le plan de la psyché-soma que sur celui du social-historique. Il demeure son homo demens comme dirait Edgar Morin. Il manifeste sa capacité à s’ouvrir à l’hubris, à la démesure. Il est la mort même, toujours présente, toujours recommencée. Cette mort, cette finitude, que l’homme ne peut pas, ne veut pas, voir en face et qu’il va “recouvrir” par les significations imaginaires sociales et les institutions s’y rapportant. Impossible pour l’homme de regarder lucidement la fin de toute chose, non seulement dans ses formes changeantes, mais dans son essence. “La mort est mort des formes, des figures, des essences – non pas seulement de leurs exemplaires concrets, sans quoi encore ce qui est ne serait que répétition dans leur prolongement indéfini ou dans la simple cyclicité, éternel retour ” (1986, p.373).
La religion va alors apparaître, non comme une idéologie, réflexion appauvrie d’une complexité bien supérieure, mais comme une instance de présentation/occultation de l’Abîme/du Chaos/De Sans-Fond. “Ainsi, par exemple, de la Mort dans le christianisme : présence obsédante, lamentation interminable – et, en même temps, dénégation absolue, puisque cette Mort n’en est pas une en vérité, elle est accès à une autre vie. Le sacré est le simulacre institué de l’Abîme : la religion confère une figure ou figuration à l’Abîme – et cette figure est présentée à la fois comme Sens ultime et comme source de tout sens.” (1986, p.417).
La religion, le sacré institué, n’est qu’une “formation de compromis” qui réalise et satisfait à la fois l’expérience de l’Abîme et le refus de l’accepter: “Le compromis religieux consiste en une fausse reconnaissance de l’Abîme moyennant sa re-présentation (Vertretung) circonscrite et, tant bien que mal, “immanentisée”” (1986, p.378). Or l’Abîme demeure “à la fois énigme, limite, envers, origine, mort, source, excès de ce qui est sur ce qu’il est…toujours là et toujours ailleurs, partout et nulle part, le non-lieu dans quoi tout lieu se découpe.” (1986, p.378). C’est pourquoi il ne saurait y avoir de religion des mystiques comme le soutient justement Castoriadis. “Le mystique vrai ne peut être que séparé de la société.” (1986, p.379)
Castoriadis s’accorde pleinement sur cette source sempiternelle de créations et de destructions à partir du Sans-Fond, au delà de toute considération sur le Bien ou le Mal, valeurs nécessairement instituées par la société. Pour Castoriadis, comme il nous le rappelait à la Décade de Cerisy, en juillet 1990, “le Chaos/Abîme/Sans-Fond est source de création et de destruction”, fondamentalement indéterminé et incompréhensible tout en posant sans cesse de nouvelles déterminations en terme de représentations somato-psychiques et de significations imaginaires sociales dans un faire social-historique (cf aussi Les carrefours du labyrinthe, II, 1986, ses thèses ontologiques, p.407). Le Sans-Fond est l’espace-temps du magma – dont Castoriadis dégage une logique possible – (1986, pp. 385-418) et l’imagination radicale comme l’imaginaire social, constituant ainsi l’imaginaire radical, en sont des manifestations animées par la même logique. Aristote, qui avait très bien compris la liaison intrinsèque entre la pensée et le phantasme (au sens d’imagination première), n’avait pas pu aller jusqu’au bout de sa logique: reconnaître un Chaos/Abîme/Sans-Fond comme étrange capacité de “création de non-être” par l’imaginaire radical (1986, p.361) et du même coup comme source permanente d’altération et d’auto-altération au sein d’une temporalité fondatrice pour l’homme et pour la société.
Le Chaos/Abîme/Sans-Fond “n’est que pour autant qu’il est toujours à-être, il est temporalité créatrice-destructrice” (1986, p.367). Castoriadis s’exprime parfois dans un langage que n’aurait pas démenti un sage oriental non-dualiste, par exemple lorsqu’il écrit “Le Chaos: Le Sans-Fond, l’Abîme générateur-destructeur, la Gangue matricielle et mortifère, l’Envers de tout Endroit et de tout Envers. Je ne vise pas, par ces expressions, un résidu d’inconnu ou d’inconnaissable; et pas davantage ce que l’on a appelé transcendance. La séparation de la transcendance et de l’immanence est une construction artificielle, dont la raison d’être est de permettre le recouvrement même dont je discute ici. La prétendue transcendance – le Chaos, l’Abîme, le Sans-Fond – envahit constamment la prétendue immanence – le donné, le familier, l’apparemment domestiqué. Sans cette invasion perpétuelle, il n’y aurait tout simplement pas d'”immanence”. Invasion qui se manifeste aussi bien par l’émergence du nouveau irréductible, de l’altérité radicale, sans quoi ce qui est ne serait que de l’Identique absolument indifférencié, c’est-à-dire Rien; que par la destruction, la nihilation, la mort.” (1986, p.373)
Si le Chaos est ce que pense Castoriadis , il débouche sur l’imprévu, le toujours “neuf” et l’étonnement permanent d’être en vie. Le Chaos suscite sans cesse des formes/figures/images positionnées comme radicalement neuves par l’activité de l’imaginaire radical qui échappe à toute causalité. Le non causal (du Chaos) apparaît comme activité créatrice des individus, des groupes et des sociétés entières, non seulement comme écart relativement à un type existant, “mais comme position d’un nouveau type de comportement, comme institution d’une nouvelle règle sociale, comme invention d’un nouvel objet ou d’une nouvelle forme – bref, comme surgissement ou production qui ne se laisse pas déduire à partir de la situation précédente, conclusion qui dépasse les prémisses ou position de nouvelles prémisses…L’histoire ne peut pas être pensée selon le schéma déterministe (ni d’ailleurs selon un schéma “dialectique” simple), parce qu’elle est le domaine de la création.” (L’institution imaginaire de la société, Seuil, 1975, p.61).
Castoriadis soutient que la praxis est “ce faire dans lequel l’autre ou les autres sont visés comme être autonomes et considérés comme l’agent essentiel du développement de leur propre autonomie” (1975, p.103). Dès lors le projet est l’élément de la praxis qui intervient comme une intention de transformer le réel “guidée par une représentation du sens de cette transformation, prenant en considération les conditions réelles et animant une activité” (1975, p.106). Ce qui ne se confond pas avec le plan, ou comme dit Jacques Ardoino le “projet-programmatique”. Toute nouvelle “position” de formes, figures, modes d’être, comme expression de la manifestation du Chaos/Abîme/Sans-Fond, toute nouvelle position d’un eidos dans le devenir historique d’une société ou du devenir existentiel d’une personne constitue un véritable défi pour ce qui l’a fondé jusqu’à présent. Car ce qui advient ne peut jamais être reconnu légitimement par les pouvoirs établis de la société ou par ce qui fonde habituellement la sécurité de la vie psychique. J’ai tenté dans une étude antérieure, de montrer l’importance du concept de défi (lié nécessairement à celui de médiation ) dans la formation interculturelle. Paradoxalement dans la pensée de Castoriadis, l’institution imaginaire de la société, source de tout recouvrement de la dimension éruptive et “folle” de la psyché, est ce qui permet à celle-ci, en opérant un véritable défi ontologique, de la décloisonner, de la faire sortir de sa folie monadique étoilée, en la socialisant et en la constituant ipso facto en “objet perdu”.
La question de la “conscience” est au coeur de la pensée de Castoriadis , qui est psychanalyste. Il développe la thèse de la monade psychique originaire close sur elle-même : celle-ci est au départ une “entité totalement asociale…ce centre absolument égocentrique, aréel ou antiréel” (1986, p.35). Le terme de “clôture” est utilisé par l’école argentine de biologie (U.Mataruna, F.Varela) pour laquelle un organisme vivant n’a pratiquement pas de rapport avec son environnement extérieur (autres que de simples inputs physico-chimiques) et demeure animé d’un processus d’ “auto-poeisis”. Castoriadis retraduit le concept pour comprendre le psychique et le social. Au Colloque de Cerisy, il précisait en réponse à la conférence d’Eugène Enriquez que la “clôture” avait plus à voir à son avis avec la logique algébrique : un corps est algébriquement clos quand toute équation qu’on peut écrire dans ce corps a ses racines dans ce corps. Une société est close si toute question formulable dans le langage de cette société a une réponse dans les institutions de cette société. Pour la psyché, il en va de même. Elle est close si toute question posée, reformulée dans son langage, à une réponse dans son système personnel. Pour Castoriadis un paranoïaque est le cas-type d’une psyché presque totalement close, tout en étant parfaitement “autonome” au sens de Franscisco Varela. Tel son patient qui durant six années réinterprétait systématiquement toutes les données de sa vie et de son environnement en fonction d’une obsession : tout était commandé par la Préfecture de Police pour le surveiller. “Presque totalement close” car, comme il l’observait en 1975, “une psychose absolue – c’est-à-dire intégralement autistique – est pratiquement inobservable ” (1975, p.412). Originairement, le règne du désir dans la monade psychique est un monstre anti-social et a-social qui exprime “un pur plaisir de la représentation de soi par soi, complètement fermé sur lui-même. De cette monade dérivent les traits décisifs de l’inconscient : l'”autocentrisme” absolu, la toute-puissance (dite, à tort, “magique”- elle est réelle) de la pensée, la capacité de trouver le plaisir dans la représentation, la satisfaction immédiate du désir. Ces traits rendent évidemment radicalement inapte à la vie l’être qui les porte.” (1986, p.100).
Il s’agira donc pour la vie en acte de déclôturer la monade psychique originaire, d’opérer une rupture nécessairement violente que Castoriadis a longuement analysée dans l’institution imaginaire de la société (1975, p.405-431). C’est par la société que l’individu “fou” devient un homme (mais la “folie” chaotique est toujours au seuil de la conscience, en veilleuse). Ainsi :
“l’individu social ne pousse pas comme une plante, mais est créé – fabriqué par la société, et cela toujours moyennant une rupture violente de ce qu’est l’état premier de la psyché et de ses exigences ” (1975, p.419).
Autonomie, liberté et reliance.
Castoriadis possède une conscience aiguë de ses trois notions. Le concept d’ “autonomie” trouve chez Castoriadis sont plus vif défenseur. L’autonomie du vivant, sous forme d’autopoièse, semble être constitutive de sa nature. Il signifie loi propre et s’oppose chez Varela à la notion de “commande” liée à l’allonomie ou loi externe. Castoriadis, on l’a vu, ne pense pas qu’on puisse tirer complètement de l’étude de l’autonomie des systèmes vivants, des avantages afin d’élaborer une caractérisation de l’autonomie en général. Il oppose l’autonomie à la notion d’hétéronomie qui caractérise les systèmes psycho-sociaux et culturels dominés par une imposition de contraintes normatives extérieures à la volonté et à la décision individuelle négociées. Ce qui caractérise l’avènement de la démocratie athénienne ou de la Cité marchande à la fin du Moyen Age, c’est une véritable création social-historique inimaginable qui institue une autonomie non comme clôture (au sens de Varela) mais comme “ouverture” : “Pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, de la vie et, pour autant que nous sachions, de l’Univers, on est en présence d’un être qui met ouvertement en question sa propre loi d’existence, son propre ordre donné ” (Castoriadis, 1986, p.236). L’autonomie prend alors la forme d’une auto-institution de la société qui devient plus ou moins explicite : “nous faisons les lois, nous le savons, nous sommes ainsi responsables de nos lois et donc nous avons à nous demander chaque fois pourquoi cette loi plutôt qu’une autre ? Cela implique évidemment aussi l’apparition d’un nouveau type d’être historique au plan individuel, c’est-à-dire d’un individu autonome, qui peut se demander – et aussi demander à voix haute : “Est-ce que cette loi est juste ?””(p.237)” Il y a corrélation entre la création social-historique de la démocratie et la fabrication sociale de l’individu comme être autonome. La liberté constituera toujours à défendre le sens de cette ouverture, la croissance de l’homme socialisé vers une plus grande autonomie individuelle et collective, en fixant des bornes à l’institution, en procédant à une auto-limitation démocratique. Car l’institution présente des éléments de fixation de l’aléatoire et du facultatif en systématique et en obligation. Elle est outil de conservation et de transmission de ce qui a été fixé, tout en demeurant inévitablement susceptible de variation et d’altération par le jeu du Chaos/Abîme/Sans-Fond dont elle est nécessairement porteuse et d’où jaillissent sans cesse des dynamiques instituantes. Vue sous cet angle la notion vécue de liberté prend véritablement naissance avec cette création social-historique. C’est certainement ce qui fait dire à Castoriadis qu'” “une authentique organisation révolutionnaire (ou organisation des révolutionnaires) devrait aussi être une sorte d’école exemplaire d’autogouvernement collectif. Elle devrait apprendre aux gens à se passer de leaders, et à se passer de structures organisationnelles rigides, sans tomber dans l’anomie, ou la micro-anomie ” (1986, p.40). Il insiste d’ailleurs en soutenant qu’il s’agit bien d’une auto-limitation, sans référence possible à un garant méta-social : Dieu, le Sens de l’Histoire, ou la Science. L’homme démocratique doit prendre appui sur lui-même dans sa complexité et seulement sur lui-même pour asseoir sa liberté sur un fondement sûr. Castoriadis affirme que la mère, n’est pas seulement la mère biologique, immédiate, proche de l’enfant. Elle est la mère en tant qu’incarnation de l’institution imaginaire de la société depuis l’origine de l’humanité (propos tenus au Colloque de Cerisy). L’enfant est ainsi ipso facto enveloppé et engendré par le déjà-connu, l’institué, jusqu’aux formes les plus subtiles de son intimité. Devenir un citoyen consistera à tenter l’élucidation de toute la pesanteur instituée de son être depuis son origine, sans nier l’influence de cette dernière.
Castoriadis, d’ailleurs, demeure sensible à la nature, et à son origine familiale et paysanne.
“Dans le pays d’où je viens, la génération de mes grands-pères n’avait jamais entendu parler de planification à long terme, d’externalités, de dérive des continents ou d’expansion de l’univers. Mais, encore pendant leur vieillesse, ils continuaient à planter des oliviers et des cyprès, sans se poser de questions sur les coûts et les rendements. Ils savaient qu’ils auraient à mourir, et qu’il fallait laisser la terre en bon état pour ceux qui viendraient après eux, peut-être rien que pour la terre elle-même. Ils savaient que, quelle que fût la “puissance” dont ils pouvaient disposer, elle ne pouvait avoir des résultats bénéfiques que s’ils obéissaient aux saisons, faisaient attention aux vents et respectaient l’imprévisible Méditérranée, s’ils taillaient les arbres au moment voulu et laissaient au moût de l’année le temps qu’il lui fallait pour se faire. Ils ne pensaient pas en termes d’infini – peut-être n’auraient-ils pas compris le sens du mot ; mais ils agissaient, vivaient et mouraient dans un temps véritablement sans fin.” (Les carrefours du labyrinthe, II, 1986,p.151-152).

Une difficulté à comprendre la méditation chez Castoriadis
C’est sans doute à propos du silence intérieur, de l’absence de représentation, d’image ou de concept, que j’ai le plus d’interrogation sur l’ontologie de Castoriadis car il n’arrive pas à comprendre cet aspect de la vie psychique.
J’ai eu un dialogue d’une “amitié conflictuelle” comme dit Kostas Axelos, dans le numéro de 1993 de la revue Pratiques de Formation/Analyses , consacré à l’Approche multiréférentielle en éducation et en formation, (Université Paris 8).
Je n’ai jamais pu me résoudre à suivre les sentiers battus de la pensée occidentale en ce qui concerne le mode d’être, le mode de sentir, de l’homme en cette fin du XXe siècle. L’approche orientale de l’existence nous fait reconnaître, en nous-même, une région de la psyché qui est de la “non-pensée” sans être, pour autant, un état d’abrutissement psychique, ni même de rêverie. Il s’agit d’un état de conscience vigilante qui semble réunir des capacités de la personne entière, sans être cependant une conscience de quelque chose. Jiddu Krishnamurti (1895-1986) ce sage de “l’insoumission de l’esprit” comme le qualifie Zeno Bianu (Seuil, 1996), nomme cet état, la méditation, qui s’exprime par une vision pénétrante du réel et qui nous conduit, d’après sa propre expérience, à un état d’ “Otherness”, d’ “autreté” numineuse. Un penseur occidental peut-il comprendre la signification de cet état de “méditation” ?

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Vient de paraître
Castoriadis et les Grecs

L’importance de la Grèce ancienne dans la pensée de Castoriadis imposait que nous consacrions entièrement à cette thématique au moins une édition de nos Journées d’études annuelles. «Castoriadis et les Grecs» fut donc le thème choisi en 2008, à l’occasion de la parution de La cité et les lois, second volume reprenant les séminaires consacrés à la Grèce ancienne de Castoriadis à I’EHESS, et troisième tome de La Création humaine. Si l’étude de la Grèce ancienne n’émerge comme thématique centrale dans l’œuvre de Castoriadis que dans les années 1970, le lien avec son engagement politique de toujours est néanmoins patent. En effet, pour Castoriadis étudier la culture grecque, c’est «se demander comment, dans quelles conditions, par quelles voies la société humaine s’est montrée capable, dans un cas particulier, de briser la clôture moyennant laquelle, en règle générale, elle existe. Car cette attitude n’est aucunement universelle, mais tout à fait exceptionnelle dans l’histoire des sociétés humaines. Dès lors, Castoriadis situe son rapport aux Grecs bien au-delà de la simple interprétation, Il ne s’agit pas simplement d’érudition théorique mais d’un travail politique: «Quand nous abordons la naissance de la démocratie et de la philosophie, ce qui nous importe, c’est notre propre activité et notre propre transformation (de la société et du sujet), c’est la Grèce qui a créé la possibilité de ce projet de compréhension : comprendre sa propre histoire pour se transformer soi-même.» Si Castoriadis s’est attaché à étudier «ce qui fait la Grèce>’ des poètes, des historiens, des philosophes, mais aussi des institutions politiques, c’est donc parce qu’il la considère comme un germe d’autonomie politique et philosophique, à réinventer, interminablement. Ce sont les multiples facettes de ce «germe grec» que nous nous sommes efforcés de thématiser dans le présent recueil.